« BENTU» : la Chine en terre étrangère.

Le 27 janvier 2016 s’est ouverte l’exposition « BENTU(1), des artistes chinois dans la turbulence des mutations », organisée par la Fondation Louis Vuitton en collaboration avec l’UCCA de Pékin. En parallèle de cette exposition, la Fondation présente des œuvres issues de son fond d’art contemporain chinois ; c’est la première fois que l’ensemble du bâtiment créé par Frank Gehry est consacré à une thématique culturelle unique.

L’exposition « Bentu », située au sous-sol de l’institution, présente la travail de douze artistes contemporains chinois de différentes générations. Les visiteurs qui empruntent l’escalator pour se rendre dans l’exposition sont d’abord accueillis par la vidéo de Hu Xiangqian, The Woman in Front of the Camera. On y voit une femme d’âge mûr dansant dans un parc pékinois avec une ferveur telle qu’elle ne semble remarquer la présence des gens qui l’entourent. Elle montre le chemin aux spectateurs à la fois séduits et perplexes, comme un guide passionné dont les manières gardent cependant une part d’ambiguïté. Dans le premier espace sont présentées une vidéo et une sculpture de la MadeIn Company intitulées respectivement Physique of Consciousness et Eternity – The Soldier of Marathon Announcing Victory, a Wounded Galatian, ainsi qu’une peinture à l’huile de Liu Wei, Liberation No. 16. Dans son œuvre monumentale, la MadeIn Compagny superpose deux moulages de célèbres sculptures du Louvre et les reproduit en plusieurs exemplaires. Quant à Liu Wei, il camoufle avec Liberation No. 16 la physionomie hétéroclite de la banlieue pékinoise sous des couleurs et des formes abstraites. Ces créations, en plus de délivrer des informations visuelles familières au spectateur, mettent en question de manière humoristique et formaliste une certaine histoire linéaire de l’art d’Occident.

La nouvelle installation de Liu Wei, Untitled, présentée dans le second espace, s’inscrit dans la continuité de ses thématiques. L’artiste évoque de façon allusive les zones périurbaines de Pékin où il vit et travaille, en utilisant des rebuts industriels et des plaques de Plexiglas transparent ou semi transparent dont les couleurs se répondent et se rehaussent mutuellement. Le charme des œuvres de Liu Wei tient à l’intensité de l’effet visuel ; plus l’effet visuel est fort, plus la tension entre l’impression superficielle et le sens allégorique de l’œuvre augmente. Cette tension est cependant difficile à percevoir pour le spectateur s’il n’a pas préalablement pris connaissance des principes créatifs qui sous-tendent ces œuvres.

Le troisième espace regroupe plusieurs jeunes artistes qui travaillent à partir des nouveaux médias : Cao Fei, Liu Chuang, Tao Hui, Liu Shiyuan et Xu Qu. Que ce soient les œuvres Internet de Cao Fei, les fictions vidéos de Liu Chuang et Tao Hui, les installations sonores de Liu Shiyuan, ou encore les peintures recto-verso et portatives de Xu Qu, toutes ces créations procurent au spectateur français une impression d’étrangeté et d’inconnu bien plus profonde que celles des deux précédents espaces qui conservaient encore des liens avec les formes traditionnelles de l’art occidental. Cette étrangeté porte sur deux aspects. Au niveau visuel, ces œuvres reflètent de manière plus directe l’imaginaire et l’iconographie qui ont cours actuellement en Chine (les bribes de chat Internet que Cao Fei intègre à ses œuvres, les maîtres taoïstes qui tiennent la barre de yachts dans les vidéos de Tao Hui, le pollen cotonneux des peupliers que l’on enflamme dans celles de Liu Chuang). À un second niveau, l’étrangeté provient de l’écart entre ces œuvres et l’art contemporain chinois auquel le public français était habitué. Elles sont davantage liées à la vie individuelle de ces artistes et à leurs observations. Elles ne sont pas en quête d’une direction commune, comme c’était le cas pour la génération précédente, elles se laissent difficilement englober sous une même étiquette et ne peuvent être seulement interprétées à partir des grandes définitions généralisantes. Dans Currency Wars de Xu Qu, par exemple, les trames des billets de banque de divers pays sont agrandies à l’extrême jusqu’à devenir parfaitement abstraites. Ce concept très imaginatif et riche en connotations politiques peut difficilement être identifié au premier coup d’œil comme relevant de « l’art contemporain chinois » et ne peut être pleinement compris si on se contente de l’examiner dans le cadre restreint de la Chine.

Le quatrième espace nous conduit vers d’autres sujets de discussion. Les œuvres où Liu Xiaodong peint son pays natal, Jincheng, peuvent être rapprochées des films du réalisme poétique des années 1940. La poésie qui s’en dégage ne vient pas neutraliser leur réalisme et leur aspect narratif, pas plus que le réalisme et l’aspect narratif ne parviennent, dans la figuration, à diluer cette poésie libre de toute entrave culturelle. Ces œuvres relèvent du « populaire » tel que l’entend le critique chinois Gao Shiming, un « populaire » au sens noble du terme et irréductible aux notions de citoyenneté ou de nationalisme. Chez cet autre artiste, Qiu Zhijie, c’est la croyance dans l’idée de « totalité » qui nourrit son ambition de cartographier le monde. Son projet « Mapping The World » est à la fois une épistémologie et une méthodologie permettant à l’artiste d’observer le monde, les traditions et les connaissances. Sur le plan visuel, il adopte comme base de sa méthodologie la vue aérienne des cartographes occidentaux correspondant à l’omniscience divine. Mais son médium et ses procédés plastiques sont ceux de la peinture traditionnelle à l’encre, et son objet celui des « positions stratégiques », des « cités », des « territoires étrangers » et des « frontières » du monde conceptuel des lettrés chinois de l’antiquité à nos jours. Tandis que Qiu Zhijie spatialise le temps, l’artiste Hao Liang utilise l’archéologie du savoir pour parfaire ses jeux spatio-temporels. Il crée un paysage utopique, en juxtaposant des jardins de l’antiquité chinoise et d’autres de la période qui suit 1949, qu’il peint sur un rouleau avec les traits fins et délicats du style gongbi. La forme caractéristique du rouleau conduit le spectateur à une découverte graduelle de l’œuvre, comme s’il parcourait du regard le résultat d’un montage des mondes anciens et modernes. La plupart de ces artistes ne craignent pas d’employer des traits spécifiquement chinois dans leur travail, mais du point de vue des sujets, du médium ou des sources d’inspiration, ces « caractéristiques chinoises » ne cèdent pas facilement à l’analyse, loin de là : leurs concepts spatio-temporels, leurs procédés créatifs dissimulent souvent l’influence profonde de philosophies aux origines complexes, venues d’autres cultures. L’exposition se termine par une vidéo montrant Liu Xiaodong de retour sur sa terre natale de Jincheng. Elle fait écho à l’œuvre de Hu Xiangqian située à l’entrée, avec ce « réalisme surréel » propre à la Chine contemporaine.

Treize ans déjà séparent « BENTU », cette vitrine de l’art contemporain chinois proposée par la fondation Louis Vuitton, de l’exposition « Alors, la Chine » organisée par le Centre Pompidou. À la différence de l’événement de 2003, curateurs et directeurs artistiques n’ont de cesse d’insister sur l’individualité des artistes, de souligner que les problématiques ici développées ont leur origine en Chine et non dans les regards extérieurs porté sur le pays. Ce qui nous ramène à l’intention exprimée dans l’éditorial de l’édition française du magazine d’art contemporain chinois LEAP, paru pour la première fois à la fin de l’année 2015 : « faire disparaître ce signifiant trompeur, « la Chine », en abordant ce pays à partir de cas concrets ». Cette disparition est sans doute impossible, mais une nouvelle « sinité » commence à se faire jour dans l’art contemporain chinois, chez les créateurs comme chez les observateurs : une sinité à la fois plus dissimulée, plus complexe et plus libre. En plaçant l’exposition « BENTU » au sous-sol du bâtiment, la Fondation Louis Vuitton a peut-être voulu, par cette sémantique spatiale, faire en sorte que les œuvres qui émergent du terreau chinois puissent s’acclimater au sol français. Quel que soit son degré de sincérité et de réussite, cet effort du monde culturel hexagonal mérite d’être salué avec gratitude. Car à en croire ce conte français qui traverse les générations : « si tu creuses dans ton jardin un trou suffisamment profond, tu parviendras en Chine ».

Traduction: Guillaume Vaudois

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1. Le terme bentu désigne en chinois la terre natale (N. d. T.)