La résurgence de la notion de classe : interroger la nature sociale de l’art

Légende des œuvres Li Binyuan Exercice de saut en longueur 2015 Vidéo à canal unique 6 min 17 s Avec la permission de la Galerie Yang
Li Binyuan, Exercice de saut en longueur, 2015, Vidéo, 6 min 17 sec
Courtesy de la Galerie Yang

 

Les artistes contemporains chinois forment une communauté haute en couleur. Ils fréquentent les vernissages huppés et les afters, où ils s’échangent les dernières rumeurs de Bâle et de Kassel. La plupart vivent dans des ateliers frustes à Heiqiao ou Songzhuang, en banlieue de Pékin, et sont constamment menacés par la hausse des loyers ou les mesures d’expulsion. On peut les rencontrer un verre d’alcool ou de thé à la main, disputant des mérites des dernières traductions de Rancière ou d’Agamben. La violence de leurs débats sur des points d’histoire chinoise contemporaine leur fait monter le sang au visage, mais ils se réconcilient l’instant d’après pour blâmer de concert les dernières mesures du Ministère de la Culture. Ils entretiennent des relations avec des capitalistes du monde de la finance (grands collectionneurs), des chefs d’entreprise et des rentiers (petits collectionneurs), des travailleurs migrants (employés occasionnels), des patrons de PME (directeurs de galerie), des cols blancs (employés des galeries), des entrepreneurs ruraux (propriétaires de l’atelier). Leur statut social rend poreuses les frontières entre catégories : ils sont ploutocrates, petits entrepreneurs, employés des entreprises d’Etat, libéraux ou petits artisans. Et quelles que soient leurs différences en terme de revenus, d’environnement, d’idéologie, de niveau social, quels que soient les cercles professionnels ou sociaux qu’ils fréquentent, tous s’accordent à placer au premier rang leur identité d’ « artiste contemporain ».

L’habitude de considérer les artistes comme une communauté qui traverse ou transcende les classes sociales traditionnelles est sans doute un résidu du temps où ces derniers se définissaient eux-mêmes comme une partie de l’intelligentsia. Dans les années 1980, la plupart des artistes se réclament du titre d’intellectuel. A cette époque, le fait d’étudier à l’université suffisait à vous valoir ce titre. De plus, de nombreuses œuvres de ces artistes parvenaient à provoquer une réaction de l’ensemble du corps social, à un moment où celui-ci n’avait pas encore réalisé de segmentation de la culture. Dans la Chine des années 1980, les richesses commencent à peine à s’accumuler, aussi les ressources politiques et culturelles sont-elles les principaux critères de distinction de classe. Ces artistes, qui ont profité de l’enseignement supérieur et dont la voix compte dans le débat public, constituent naturellement une élite culturelle. Aussi n’est-il pas étonnant de les voir revendiquer leur statut d’intellectuel.

Les intellectuels forment-ils une classe sociale ? Les avis divergent sur ce point. Après la période de réforme, la théorie officielle du « stade initial du socialisme » distingue les intellectuels comme classe à part entière, qui au même titre que les ouvriers et les paysans, fait partie des classes laborieuses. Ils sont considérés, en d’autres termes, comme des travailleurs culturels et techniques dépourvus de moyens de production. Mais dans cette atmosphère d’ouverture idéologique, et surtout avec le renouveau des idées libérales, les intellectuels revendiquent leur spécificité et leur indépendance, et n’hésitent pas à se considérer comme un groupe qui transcende la société et ses distinctions de classe. Cette conception est en tous cas partagée par les artistes des années 1980 : ceux qui participèrent à la Nouvelle Vague de 1985 se voyaient non seulement comme des initiés situés au-delà de la société, mais aussi comme des pionniers à la proue du corps social.

Cheng Ran Croire / Always I trust 2014 Vidéo HD 25 canaux 6 min 13 s Avec la permission de l’artiste et de la galerie Urs Meile
Cheng Ran, Croire / Always I trust, 2014, Vidéo HD 25 canaux, 6 min 13 sec
Courtesy de l’artiste et de la galerie Urs Meile

 

Et si dans les années 1990, on est passé du statut d’initié et de pionnier à celui de rebelle et d’observateur, les artistes n’en restent pas moins un groupe qui gravite à l’écart de la structure sociale. Ils « flottent librement », ils sont « détachés », pour reprendre les termes de Karl Mannheim, comme ces intellectuels que l’on ne peut analyser en les rangeant dans une classe sociale particulière. Cependant ce statut qui transcende le système de classe, et auquel les artistes s’identifient, est davantage un rêve ou une revendication qu’une réalité acquise. C’est Wang Guangyi lui-même, qui, à l’époque, pose le problème : « Pour quelles raisons Hua Junwu et Wu Zuoren peuvent-ils habiter des maisons occidentales et conduire des voitures alors que cela nous est refusé ? » (1) Pour Li Xianting, les artistes du Réalisme Cynique et du Pop Politique appartiennent encore à la tradition des intellectuels chinois (2), comme si perdre le statut d’intellectuel revenait pour ces artistes à perdre du même coup leur légitimité.

De nos jours, lorsqu’on veut discuter des rapports entre la communauté artistique et la notion de classe, on doit d’abord tenir compte de la nouvelle et violente stratification de la société chinoise. Les frontières entre différentes classes sociales sont devenues plus manifestes, plus rigides, et on assiste déjà à des phénomènes de reproduction de classe. A une époque où les mots fuerdai et pinerdai (3) sont désormais des lieux communs du débat social, peut-on faire comme si le monde de l’art n’était pas atteint ? Les différences de classe influencent de fait très directement les artistes qui ont grandi dans les années 1990 et ont débuté leur carrière dans les années 2000, elles touchent au terreau familial, au niveau d’éducation, à l’environnement de travail, aux ressources créatives, et aux opportunités d’exposition. En comparaison, ces différences apparaissent insignifiantes dans le cas des artistes des années 1980, ou se limitent à des facteurs locaux.

On peut distinguer deux classes dans la jeune génération d’artistes chinois, avec une ligne de partage liée au lieu de naissance (ville ou campagne), à l’éducation (en Chine ou à l’étranger), et aux ressources (leur atelier est-il bien équipé ? ont-il un assistant régulier ? ont-ils les moyens de réaliser des œuvres de grand format ?). Il y aussi toute une variété d’intérêts différents. Pour la plupart des artistes, ces facteurs ne sont pas des déterminants absolus, mais ils transparaissent à divers degrés, et en divers aspects de leurs carrières, et finissent par former un contraste visible.

Yang Jian,  Merci ! Bonne journée à vous ! , 2015, Camera, sac plastique, Dimensions variables
Yang Jian, Merci ! Bonne journée à vous ! , 2015, Camera, sac plastique, Dimensions variables

 

La question de l’impact des réalités de classe sur les œuvres et la pratique de ces artistes mérite d’être posée. Au niveau le plus élémentaire, les ressources dont disposent les artistes décident du format et du type de leurs créations. Du fait du coût élevé des matériaux et de la main d’œuvre, les artistes des « classes inférieures » ne peuvent se permettre de réaliser des installations de grande envergure, à moins de recevoir des subventions (subventions dont l’obtention est bien souvent subordonnée au phénomène de reproduction de classe). Les artistes qui manquent de ressources affichent donc une préférence pour les types d’œuvres peu coûteuses, comme des performances mettant en scène le corps. Parmi les formes de performances artistiques, le body art est en effet celle qui suppose le moins de frais, le corps étant une ressource naturelle, un donné gratuit. En latin, le mot prolétaire désigne ceux qui n’ont pour seule richesse que leurs enfants (proles), ce qui sous-entend que le seul moyen de production du prolétariat est son corps.

Mais la prédilection de nombreux artistes pour le body art n’est pas uniquement déterminée par le niveau des ressources, elle est aussi motivée par une volonté de se démarquer empreinte de conscience de classe. Pour eux, le body art est un moyen d’expression direct, qui refuse les circonvolutions intellectuelles de l’art ; leur usage du corps est une manière d’affirmer et d’accentuer le Moi, et pour cette raison même, rivaliser d’acharnement, particulièrement à l’égard de son propre corps, est devenue une stratégie largement partagée. Cette volonté de démarcation s’exprime également dans leur mépris affiché pour l’art abstrait, plébiscité par les galeries, et qu’ils jugent petit-bourgeois et affecté. Cette insistance sur une forme d’esthétique de classe contient donc une critique du système : insatisfaits de la position qu’ils occupent, ces artistes espèrent renverser la hiérarchie des valeurs.

Le terme diaosi (4), apparu en 2013 parmi la jeune génération, est révélateur d’une autre psychologie de classe. A l’origine, le mot désigne des étudiants nés de familles pauvres, des cols blancs au statut peu élevé, tous ces hommes, jeunes et urbains, qui manquent de ressources matérielles et de vie sexuelle. Ce néologisme s’est répandu sur le Web comme une traînée de poudre, soulignant au passage les vertus décentralisatrices d’Internet, qui redistribue le droit de parole aux classes inférieures, et brise les anciennes cloisons culturelles. Le mot diaosi est alors vite devenu à la mode, en permettant à une classe moquée de retrouver confiance, et en offrant une issue cathartique à l’autodénigrement.

Pour les artistes diaosi, Internet est avant tout le domaine de la diffusion gratuite, aussi le body art et les médias sociaux se sont-ils conjugués pour devenir une méthode effective de leur pratique créative. Les spécificités de la diffusion Internet influencent également la nature des œuvres : on remarque une préférence marquée pour les contenus qui accrochent le regard ou qui collent à l’actualité, et une nouvelle manière de rivaliser d’acharnement voit le jour, pour « faire le buzz » sur les réseaux sociaux.

Les artistes qui « ont réussi » forment avec ce dernier groupe un contraste très net. Les œuvres qu’ils exposent dans les galeries avec lesquelles ils collaborent régulièrement, s’efforcent à l’élégance et au raffinement, et exigent du spectateur des connaissances pointues et un goût exercé pour être pleinement appréciées, de la même manière qu’un bon vin ne saurait être goûté à sa juste valeur que par le connaisseur. Ces artistes implantés ne cherchent pas, comme leurs homologues diaosi, à rivaliser d’excès, mais luttent sur le terrain des connaissances et du goût. Quand aux galeries, elles accompagnent les artistes dans cette lutte, en travaillant notamment à l’exégèse des œuvres. Une fois que les artistes diaosi obtiennent la possibilité d’être représentés par des galeries, et de s’élever dans l’ordre social, ils abandonnent progressivement leurs stratégies radicales et optent pour la régularité, avec une exposition personnelle tous les deux ou trois ans et des méthodes de travail plus professionnelles.

Liu Chuang Sans titre II (La rivière inconnue) 2008 Tube en plastique, chaise, table Dimensions variables Avec la permission de Leo Xu Projects
Liu Chuang, Sans titre II (La rivière inconnue), 2008
Tube en plastique, chaise, table
Dimensions variables
Courtesy de Leo Xu Projects

 

Il y a une forme de cruauté à vouloir étiqueter les artistes en fonction de leur classe sociale, car on néglige ainsi les différences individuelles. Un artiste talentueux issu d’un milieu défavorisé reste plus à même de réussir que celui, moins doué, dont les parents sont riches. Il faut cependant prendre conscience qu’une telle affirmation ne restera valide que si l’écart entre les classes sociales ne se creuse pas davantage. S’il se creuse, les études artistiques elles-mêmes deviendront un facteur discriminant, et la carrière artistique sera définitivement fermée aux individus issus des classes « inférieures », sauf à être récupérés au titre de l’art naïf ou de l’art brut.

L’art contemporain était jadis un art de l’élite, qui s’insérait, avec la peinture à l’encre des officiels, le réalisme académique (art dominant), le style pictural du village de Dafen (art pour les masses) et les survivances rurales des peintures de nouvel an (art folklorique) dans un ordre culturel et social complet. Mais de nos jours, avec l’extension de son aire d’influence, l’art contemporain a commencé à se fragmenter. Les artistes apportent depuis longtemps des réponses différentes aux questions concernant les choix créatifs, les méthodes d’exposition, le public et les collectionneurs recherchés – et ces réponses sont inévitablement marquées par des considérations de classe. Insister sur ce point, ce n’est pas vouloir revenir à un simple déterminisme de classe, mais faire remarquer que les artistes contemporains ont été progressivement intégrés à l’ensemble de la structure sociale, et qu’à l’heure où l’ensemble de la chaîne de l’art dépend de la répartition des ressources dans la société, cette société ne devrait plus être considérée comme un élément extérieur mais au contraire comme une partie intégrante de la pratique artistique.

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(1) Si la critique d’art ne s’améliore pas, l’art contemporain chinois ne s’améliorera pasUne discussion avec Gao Minglu, édition Internet.
(2) Li Xianting, L’important, ce n’est pas l’art, Edition des beaux-arts du Jiangsu, 2000, p. 315
(3) Fuerdai, riche de deuxième génération , désigne la jeunesse dorée chinoise contemporaine. Pinerdai, pauvre de deuxième génération, est l’équivalent pour les jeunes nés dans des milieux défavorisés. N.d.T.
(4) Le terme diaosi signifie mot-à-mot “poil de pénis”. Originellement utilisé comme insulte à l’encontre des membres d’un forum internet, il a finalement été repris par ces derniers à la manière d’un blason, et a perdu du même coup son contenu offensant.

(Traduction: Guillaume Vaudois)

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